PUBLICATIONS DU MONDE DIPLOMATIQUE
Décembre 2017
Le suspect idéal des élites occidentales
Ingérence russe, de l’obsession à la paranoïa
Une intervention de Moscou a-t-elle pu altérer l’issue de la dernière élection présidentielle américaine ? L’hypothèse, qui obsède la presse, est traitée avec autant de passion qu’une guerre ; des commissions parlementaires enquêtent. Et, du Brexit au référendum catalan, chaque scrutin majeur comporte dorénavant sa déclinaison d’un piratage ou d’une subversion russe. Les preuves, elles, se font attendre.
« Les inquiétudes de l’OTAN par rapport à la Russie sont considérées comme un signe positif pour l’industrie de la défense », note la presse financière (14), heureuse de constater que les cours des sociétés d’armement atteignent un « niveau historique » — tout comme d’ailleurs celui de MSNBC, la chaîne qui a le plus couvert le « Russiagate ».
Février 2018
« Idiots utiles » du Pentagone
Washington, démocrates et républicains s’accordent au moins quand il s’agit de combattre la Russie. Selon eux, M. Vladimir Poutine doute de la détermination des États-Unis à défendre leurs alliés et veut protéger son régime autoritaire contre une contagion démocratique et libérale. Il aurait donc choisi d’agresser l’Occident. Alors, pour garantir la paix et la démocratie, l’armée américaine et les parlementaires des deux partis ont décidé de contre-attaquer…
L’armée américaine, tout d’abord. Répondant à une commande de la Maison Blanche, le Pentagone vient d’achever une étude qui préconise un emploi plus généreux de l’arme nucléaire. Celle-ci étant actuellement trop destructrice pour que son utilisation soit imaginable, et ne jouant donc pas son rôle de dissuasion, il conviendrait de la miniaturiser davantage afin de pouvoir y recourir contre un éventail plus étendu d’agressions. Y compris « non nucléaires » : destruction des réseaux de communication, « armes chimiques, biologiques, cyberattaques », etc.
En 2016, peu instruit des fondements mêmes de la dissuasion, le candidat Donald Trump aurait interrogé un de ses conseillers : « À quoi bon avoir des armes nucléaires si nous ne pouvons pas nous en servir (2) ? » Le document du Pentagone répond à sa manière. Face aux « ambitions géopolitiques » de la Russie (mais aussi de la Chine), au désir de Moscou de « modifier par la force la carte de l’Europe » et de « remettre en question l’ordre international consécutif à la fin de la guerre froide », les États-Unis doivent engager sans tarder « la modernisation de [leurs] armes nucléaires ». Afin de demeurer « les sentinelles fidèles de la liberté ». Cette abnégation démocratique n’a pas de prix, ou plutôt si : le triplement du budget militaire américain consacré au nucléaire.
Un tel alarmisme géopolitique au service d’une nouvelle course aux armements susciterait davantage d’opposition aux États-Unis si, depuis un an, ce qui passe pour la gauche américaine ne s’était acharné à présenter M. Trump comme une marionnette de Moscou . Au point même de l’obliger à livrer des armes à l’Ukraine (son prédécesseur démocrate s’y était refusé) et à durcir les sanctions contre la Russie. L’ancien vice-président Joseph Biden vient de s’en réjouir dans un article dont le titre dévoile d’emblée la subtilité : « Défendre la démocratie contre ses ennemis. Comment résister au Kremlin ».
Au même moment, les sénateurs démocrates de la commission des affaires étrangères ont rendu public un rapport analysant « l’attaque asymétrique de Poutine contre la démocratie en Russie et en Europe ». Plus indignée encore que d’habitude, la journaliste-vedette Rachel Maddow, porte-voix de la « résistance » anti-Trump sur la chaîne MSNBC, l’a repris sur-le-champ : « Non seulement notre président n’a rien fait pour éteindre cet incendie, mais il a observé la montée des flammes ! » Elle peut dormir tranquille : le Pentagone saura veiller sur elle.
NOVEMBRE 2019
Et maintenant, l’« Ukrainegate » !
Le répit n’aura duré qu’une journée. Vingt-quatre heures après l’audition par le Congrès du procureur spécial Robert Mueller, qui mit fin au « Russiagate », M. Donald Trump a ravivé chez ses adversaires démocrates l’espoir de le destituer. Le 25 juillet, au cours d’une conversation téléphonique, il a demandé à son homologue ukrainien Volodymyr Zelensky de coopérer dans l’enquête lancée par le ministre de la justice William Barr afin de déterminer les origines du « Russiagate » — lequel aurait, selon M. Trump, « commencé en Ukraine ». Il lui a également recommandé de se pencher sur le cas de M. Joseph Biden, l’ancien vice-président des États-Unis (2009-2017), devenu un concurrent sérieux depuis qu’il est candidat à l’investiture démocrate pour l’élection présidentielle de 2020. Il s’agissait d’établir son rôle dans le licenciement, en 2014, d’un procureur ukrainien chargé d’enquêter sur une compagnie gazière, Burisma, qui employait son fils, M. Hunter Biden, pour la coquette somme d’au moins 50 000 dollars par mois.
L’échange entre MM. Trump et Zelensky est intervenu peu après le gel de l’aide militaire américaine à l’Ukraine. Il coïncidait également avec plusieurs démarches de l’avocat personnel du président, M. Rudolph Giuliani, dans ce pays. De hauts fonctionnaires de la Maison Blanche et des services secrets se sont saisis de ce concours de circonstances pour en conclure que M. Trump cherchait à négocier son aide militaire contre une faveur politique. Ils ont fait part de leurs craintes à un lanceur d’alerte, en l’occurrence un employé de la Central Intelligence Agency (CIA). Lequel a déposé plainte contre le président, déclenchant l’enquête en vue d’une procédure de destitution. Celle-là même qui obnubile actuellement Washington.
L’« Ukrainegate » partage bien des traits avec le « Russiagate ». Une fois encore, les récriminations contre le président émanent de l’appareil de sécurité nationale. Une fois encore, l’affaire se déroule dans les cercles du pouvoir, avec M. Trump et ses alliés (...)
FEVRIER 2021
Qui sera le prochain ennemi ?
La carte de vœux de M. Anders Fogh Rasmussen n’a pas attendu la Saint-Sylvestre. L’ancien secrétaire général de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) a résumé ainsi la mission que celle-ci devrait remplir, selon lui, sitôt que M. Donald Trump aura quitté la Maison Blanche : « En 2021, les États-Unis et leurs alliés auront une occasion qui ne se présente qu’une fois par génération. Celle d’inverser le repli global des démocraties face aux autocraties comme la Russie et la Chine. Mais il faudra pour cela que les démocraties principales s’unissent (1). » Ce qu’ont fait nombre d’entre elles, il y a une génération, justement, en envahissant l’Afghanistan, puis l’Irak. Il est donc temps de s’attaquer à des adversaires plus puissants…
Mais par lequel commencer ? Puisque Washington entend assurer le « leadership » de la croisade démocratique — « L’Amérique est de retour, prête à diriger le monde », a proclamé M. Joseph Biden le 24 novembre 2020 —, les pays satellites feraient bien de
comprendre que les Américains ne s’accordent plus sur l’identité de leur adversaire principal. Leurs raisons ont peu à voir avec la géopolitique mondiale, et tout avec leurs déchirements internes. Pour les démocrates, l’ennemi est d’abord russe, puisque, depuis quatre ans, les dirigeants de ce parti ont répété, à l’instar de Mme Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants, qu’« avec Trump tous les chemins mènent à Poutine ». Côté républicain, dans le registre d’« un prêté pour un rendu » qui évoque les bousculades d’école maternelle, le slogan « Beijing Biden » tient lieu de réplique. Car le second fils du nouveau président, M. Hunter Biden, a fait des affaires en Chine ; et la mondialisation, imputée aux démocrates, a fait les affaires de la Chine. CQFD.
Le 10 décembre dernier, le secrétaire d’État Michael Pompeo s’est donc appliqué à creuser le fossé existant entre les deux pays. Invoquant, sans rire, son souci du respect de la vie privée, celui qui fut aussi directeur de la Central Intelligence Agency (CIA) a d’abord alerté le monde : « Xi Jinping a l’œil sur chacun d’entre nous. » Puis il s’est attaqué tour à tour aux 400 000 étudiants chinois envoyés aux États-Unis chaque année, dont une partie viendrait voler des secrets industriels et scientifiques ; aux universités américaines elles-mêmes, « très nombreuses à avoir été achetées par Pékin » ; enfin, aux produits de la société Huawei, dont chaque utilisateur se placerait « entre les mains de l’appareil de sécurité chinois » (2). Voilà le refrain que les républicains vont opposer à M. Biden. Il relaiera les quatre ans de paranoïa antirusse alimentée par les démocrates contre M. Trump. Mer de Chine, Taïwan, sort des Ouïgours, Hongkong : tout sera prétexte à tester la détermination antichinoise de la nouvelle administration.
M. Rasmussen a vu clair au moins sur un point : « Une file d’alliés inquiets attendent le président élu Joe Biden devant sa porte. » Mais, en demeurant dans une alliance que dirige une puissance mentalement ébranlée, ils ne vont pas recouvrer de sitôt leur tranquillité.
La solution, selon Conesa ? Une grande
conférence sur la sécurité en Europe, pour
établir une nouvelle architecture de paix
.....Le général Desportes s’étonne surtout du « tonitruant silence des Américains », qui ont été bavards avant l’attaque, tout en assurant qu’eux-mêmes « n’iraient pas » ; mais qui ont à leur manière « appuyé sur le bouton » de l’opération russe, comme le fait remarquer Alain Bauer, autre spécialiste des questions de sécurité.
« La Russie a été maltraitée depuis 1991 », reconnaît de son côté Pierre Conesa, ancien conseiller au ministère français de la défense. « Vladimir Poutine, bien disposé au début, a rendu aux Russes leur dignité après l’effondrement de l’URSS, mais a fini par se crisper ». Il sent que l’OTAN — qui n’a pas été dissoute, contrairement au pacte de Varsovie, et qui n’a cessé de s’étendre (6) - est en train de l’encercler à nouveau ». La solution, selon Conesa ? Une grande conférence sur la sécurité en Europe, pour dessiner une nouvelle architecture de paix ; et donner acte, même partiellement, à certaines des revendications sécuritaires de la Russie
Réassurance
Sinon, où s’arrêtera Poutine, demandent de nombreux analystes ? Et, où s’arrêtera l’OTAN, si même la Suède, la Finlande la rejoignent, pour ne rien dire de l’Ukraine, de la Bosnie, avant d’autres recrues encore ? Officiellement, l’organisation transatlantique ne se considère pas comme étant « en guerre » avec la Russie, ainsi que le répétait le 27 février Camille Grand, son secrétaire général adjoint, sur France Inter. Elle s’en tient à des « mesures défensives proportionnées », des initiatives dites « de réassurance » pour les pays de l’Alliance se sentant menacés aux frontières de la Russie.
Estimant que Moscou est « créateur des développements dont il se plaint », Grand rappelle qu’aujourd’hui l’Ukraine n’est « qu’un partenaire de l’OTAN, pas un allié » - ce qui n’a pas empêché l’organisation de coordonner de fait les demandes d’armement des Ukrainiens, faisant passer le message à ses trente États-membres. L’organisation fondée en 1949 « n’est pas limitée à la défense d’un État-membre », rappelait cependant dans Libération Pierre Haroche, chercheur sur la sécurité européenne à l’Institut de recherche stratégique de l’Ecole militaire (Irsem), citant les exemples des opérations au Kosovo en 1999, en Afghanistan après 2001 ou en Libye en 2011 (7).
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Guerre et démocratie
FEVRIER 2022
Désigner un ennemi intérieur permet à un dirigeant contesté d’assimiler ses rivaux politiques à des factieux, des émeutiers, des agents de l’étranger. Mais il lui est aussi utile de désigner un ennemi extérieur et de prétendre réagir à ses menaces : en se posant en garant des intérêts supérieurs de la nation, il gagne en majesté. Selon les Occidentaux, une telle clé d’interprétation expliquerait à la fois que M. Vladimir Poutine ait durci la répression de ses opposants et qu’il ait dans le dossier ukrainien réclamé aux États-Unis des garanties de sécurité dont il savait qu’elles ne seraient pas satisfaites (lire « Ukraine, pourquoi la crise »). Toutefois, s’il faut chercher un président ayant intérêt à une épreuve de force militaire pour endiguer son impopularité, M. Joseph Biden est au moins aussi indiqué que son homologue russe…
La presse américaine, dont les analyses sont aussitôt reprises par les médias français, nous explique qu’« une Ukraine démocratique représenterait un danger stratégique pour l’État répressif construit par M. Poutine. Elle pourrait encourager les forces favorables à la démocratie en Russie ». Qui peut croire pourtant que le vent de liberté soufflant d’un pays aussi pauvre et corrompu que l’Ukraine, dont les deux principaux dirigeants de l’opposition font l’objet de poursuites judiciaires, ait terrorisé le Kremlin ? Et ce n’est pas non plus l’attachement de Kiev aux libertés publiques qui lui a valu l’appui militaire de la Turquie.
Mais des grandes phrases sur la démocratie en péril, une escalade militaire, des budgets obèses pour le Pentagone (2), rien de tel pour souder des élus républicains et démocrates qui le reste du temps s’affrontent et miment l’insurrection ou la guerre civile. « Afin de défendre la paix à l’étranger, le président Biden doit faire un peu la paix ici », lui conseille même le Wall Street Journal. « La résistance à la Russie unit les sénateurs progressistes et conservateurs » (3). En somme, un conflit avec Moscou apaiserait un peu les haines politiques américaines…
La présidence erratique de M. Donald Trump, ses deux mises en accusation devant le Congrès, les bobards du « Russiagate », l’assaut du Capitole, les accusations de fraude électorale ou de manipulation du scrutin ont sapé la prétention de Washington à asséner des leçons de démocratie au monde entier. Admettant que ses prophéties d’une « fin de l’histoire » avaient été démenties, Francis Fukuyama avance « deux facteurs-clés [qu’il a] sous-estimés à l’époque ». L’un d’eux, justement, était la « possibilité d’une décomposition politique des démocraties avancées » (4). Or, s’alarme Fukuyama, les divisions internes des États-Unis portent atteinte au pouvoir de dissuasion de l’Occident.
Mais, quelques mois après la débâcle occidentale en Afghanistan, conclue sans que les Européens embarqués dans cette aventure soient consultés sur son dénouement, suivie du camouflet américain infligé à la France dans le Pacifique, Washington peut user de la crise ukrainienne pour tancer ses alliés et resserrer les rangs sur le Vieux Continent.
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